Avant propos

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        Le ciel était bleu azur, le soleil brillait de son plus bel éclat. Dame nature jouait la symphonie de la vie, pour ceux qui voulaient bien se donner la peine de l’entendre… Moi, j’étais enfoui dans un sentiment de tristesse. Je venais d’être informé du décès de Marcel Tritter. Ce vieillard esseulé de quatre-vingt-un ans s’éteignait imitant un instant la flamme frémissante de la bougie qui éclaire le sentier de nos destinés. Son corps sans vie, alité dans une chambre de la maison de cure médicale d’un centre gériatrique de l’Indre accueillant son ultime soupir, me laissa songeur sur la signification d’une vie d’homme. Qui eut cru, en déposant un regard furtif sur ce corps inerte, qu’il s’agissait de celui de « Micheton »…

                   « Micheton, Micheton… ». Qui pouvait bien se cacher derrière ce sobriquet énigmatique ? Un homme célèbre, une vedette, que sais-je encore…? « Micheton » était un regard pétillant, une rencontre comme je n’ai pas eu souvent l’occasion d’en savourer… Il fut le témoin d’une époque, d’un monde à part où brille l’artifice du spectacle de Music Hall et l’univers cinématographique des années trente. Il n’était ni un acteur ni un réalisateur célèbre, mais un jeune électricien passionné de ciné, qui le conduisit à évoluer dans ce milieu en devenant éclairagiste de studio… Il me conta son histoire, un beau jour de l’année mil neuf cent quatre-vingt dix-huit et j’aimerai vous la transmettre maintenant à travers cet ouvrage.

            La vie de « Micheton » fut faite de rencontres avec les artistes du septième art et du Music Hall. Pour pérenniser cette histoire rocambo-lesque, j’ai demandé à Bruno Le Bail, artiste plasticien, d’illustrer ce livre. Il perpétuera ce phénomène de rencontre entre l’art pictural et le cinéma en introduisant ses encres qui ponctuent symboliquement l’histoire de « Micheton ». La sensibilité émanant de ses œuvres favorisera l’émergence d’une atmosphère si typique des années trente qu’aurait apprécié au combien notre protagoniste éclairagiste.

            Cet écrit est une nouvelle rencontre de « Micheton » qui reste présent dans notre mémoire malgré sa disparition terrestre. La rencontre d’univers hétéroclites où le point d’orgue demeure l’homme.

            Ce livre se veut un témoignage de rencontres. La vie est ainsi faite, on se rencontre… Et les souvenirs demeurent présents en nos esprits quand les effets du temps laissent apparaître la vieillesse aux portes de l’inconnu, nous sommes soulagé de savoir que quelqu’un sur cette planète sait que nous avons existé. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu témoigner du passage de Marcel Tritter alias « Micheton ».  


 

Introduction

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            Ma première rencontre avec Marcel Tritter remonte à l’année mil neuf cent quatre-vingt-dix-huit. Il était arrivé pour une période rééducative à la Maison de Cure Médicale des Grands-Chênes, établissement de gériatrie où j’officie depuis quelques années maintenant. Mon travail m’amena à son écoute. Il avait une élégance naturelle malgré son grand âge et son regard bleu horizon avait dû troubler plus d’un cœur féminin. Il laissait apparaître la silhouette d’un séducteur des années trente que le temps avait modelé à son insu. Il avait l’éloquence aisée et l’écouter raconter son passé était un véritable plaisir. Surtout qu’il était fort riche en rencontres…

            Je vous propose de suivre son récit de vie et de découvrir les personnalités du Music Hall et du cinéma qu’a rencontré « Micheton » au cours de son existence. Nous allons dominer le temps grâce à la magie du souvenir. Commençons par le début, avec la naissance de Marcel Tritter en 1920, nous découvrirons ainsi le premier chapitre de sa vie ; sa famille, ses balbutiements cinématographi-ques. C’est l’épopée du projectionniste d’avant 1936… Cette année du Front populaire annonça un tournant fondamental dans l’existence de notre conteur, en effet il déménage pour la capitale et découvre les grandes revues parisiennes avec le Moulin Rouge, Mistinguett, Joséphine Baker et autres artistes que nous aborderons dans le second chapitre intitulé « Paris 1936 ». Puis suivra le chapitre troisième, le plus conséquent de l’ouvrage, il traitera du cinéma en France entre 1936 et 1938. C’est la période faste, où « Micheton » travailla comme éclairagiste de studio, où il utilisa son talent avec des réalisateurs tels Jean Renoir, Marcel Carné, Augusto Genina, Julien Duvivier, Maurice Tourneur, Marcel L’Herbier, Marcel Pagnol. Dans cette partie, nous découvrirons ces réalisateurs et leurs films, mais également les acteurs qui jouèrent dans ces chefs d’œuvres… Les connus et les moins connus que l’histoire a parfois oublié injustement mais qu’il était de notre devoir de faire revivre dans ce livre. Naturellement, ce chapitre sera très important par son contenu très riche parce que « Micheton » a évolué dans onze films au cours de ces trois années d’avant guerre. Puis vint la seconde guerre mondiale avec la mobilisation de « Micheton », nous y consacrerons un petit chapitre qui sera le quatrième où notre héros nous narre ses aventures militaires. Le dernier chapitre que j’ai nommé pour l’occasion « Micheton à Châteauroux » raconte la vie de Marcel Tritter à Châteauroux au pays du Berry où il fut projectionniste au cinéma local et où il s’occupa de certains spectacles avec Bourvil, Jean Lefèvre. Il travailla également pendant cette période dans deux films dont l’action se situait à Châteauroux : « Le Professionnel » de Georges Lautner en 1981 et « Châteauroux-district » de Philippe Charigot en 1987.

            Chez les comédiens, on emploie par tradition une expression fort à propos… « Que le spectacle commence ! »

 

Table des matières

Avant propos

Introduction

Chapitre 1 : « Les prémisses de Micheton »

                        -    L’enfance de Micheton

                        -    Le projectionniste

Chapitre 2 : « Paris 1936 »

                        -    Les premiers pas de Micheton

                        -    Le Moulin rouge

                        -    Mistinguett

                        -    Joséphine Baker

                        -    Fréhel

                        -    Gaston Ouvrard

                        -    Jean Lumière

                        -    Henri Alibert

                        -    Ray Ventura

Chapitre 3 : « Le ciné de Micheton 1936 – 1938 »

               

  Micheton éclairagiste de studio

             

  Les RENOIR

    -   Jean Renoir

    -   Pierre Renoir

    -   Claude Renoir

    -   Les films

Une partie de campagne

Les Bas Fonds

La grande illusion

La Marseillaise

La bête humaine

 

    Autres REALISATEURS

Marcel Carné

    Jenny

    Le Quai des brumes

    Hôtel du Nord

Augusto Genina

    Naples au baiser de Feu

Julien Duvivier

    Un carnet de bal

Maurice Tourneur

    Samson

Marcel L’Herbier

    La tragédie impériale

Marcel Pagnol

    Le Schpountz

 

Rencontre avec les ACTEURS

Feuillère Edwige

Gabin Jean

Raimu

Annabella

Luguet André

Rossi Tino

Fresnay Pierre

Simon Michel

Ledoux Fernand

Carette Julien

Bataille Sylvia

Galopet André dit Gabriello7

Darnoux Georges

Jouvet Louis

Morgan Michèle

Brasseur Pierre

Baur Harry

Von Stroheim Erich

Fernandel

Rosay Françoise

Vanel Charles

Préjean Albert

Barrault Jean-Louis

Romance Viviane

Simon Simone

Arletty

Chapitre 4 : « Micheton et la guerre »

 

Récit guerrier

Chapitre 5 : « Micheton à Châteauroux »

 

Le projectionniste de l’Apollo

 

Deux films :

Georges Lautner

    -    Le Professionnel

    -    Jean-Paul Belmondo

Philippe Charigot

    -    Châteauroux district

    -    Guy Marchand

Des spectacles :

Coluche

Bourvil

Tino Rossi

Jean Lefèvre

Serge Lama

Conclusion

Bibliographie

Index

Petit lexique cinématographique de Micheton

Table des illustrations

 

Chapitre 1

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Les prémisses de Micheton

 


Introduction

Marcel Tritter aimait parler de ses racines alsaciennes, de sa famille, de son éducation. Il nous fit voyager dans cette France des années 1920, qui vit sa naissance. Ce chapitre, commencera par une présentation de son univers familial qui nous aidera à mieux comprendre le cheminement de son existence et s’achèvera en 1936 où sa vie bascula.

 

L’enfance de Micheton

Des cris, des larmes, des gémissements… la délivrance arriva enfin ! Juliette Ledy, épouse de Justin Tritter, venait d’offrir au monde son fils Marcel. C’était un certain 18 novembre de l’année 1920, il était vingt heures à Belfort où la nuit resplendissait de toute sa beauté, illuminée par les étoiles de la voûte céleste qui semblait s’être parée d’un manteau de lumière pour supporter la froidure de l’Est du pays.

Quelques années après, on lui enseigne ses origines familiales. Son arrière-grand-père était slovaque avec des origines prussiennes. Son grand-père naquit en 1839 et mourut accidentellement en 1932, âgé de 93 ans. Son père, onzième enfant d’une fratrie de seize, vit le jour à Novillard le 26 avril 1894, donc alsacien et allemand puisque cette ville était allemande à cette époque. N’oublions pas que l’Alsace fut abandonnée à l’Allemagne en 1870. Son père est devenu français en 1918, étant donné que cette province redevint française, suite à la défaite de l’empire germanique. Il quitta l’Alsace au bénéfice du Territoire de Belfort, en 1920, parce qu’il ne supportait plus cette situation propre aux alsaciens d’être un jour français, puis un autre allemand et vice versa… C’est peut-être pour cette raison que ce peuple est avant tout alsacien, et que se définir en tant que français ou allemand est devenu obsolète.

Sa mère est née la même année, à Grosne, petit village du Territoire de Belfort. Ils étaient douze enfants… Les deux familles étaient de souche paysanne. Leur destin les conduisit au mariage en 1920 à Belfort où ils habitèrent un certain temps. Son père avait un travail dans une usine mécanique connue sous le nom de « ALSTHOM ». Ils quittèrent la ville de Belfort pour la Basse-Normandie où son père avait trouvé un emploi à l’arsenal de Caen. Ceci ne dura que seize mois puisque la nostalgie de l’Est de la France les conduisit à Lure dans la Haute-Saône où était installé une sœur de son père mariée à un fils de gendarme. Sa mère fut employée dans la filature de soie locale, et son père à l’usine alsacienne « GRÜNN » en qualité de forgeron formeur. Comme ses parents étaient très occupés par leurs activités professionnelles, le petit Marcel se retrouva élevé par son oncle Jules et sa tante Marie. Il était considéré comme l’enfant de ce couple dont le fils unique était décédé à l’âge de 14 mois, et qui lui prodigua toute l’affection qu’il pouvait espérer. Sa tante l’installait souvent dans un grand panier à lessive de forme ovale, confortablement blotti dans une couverture, et agitant bruyamment un hochet pour l’accompagner dans le jardin de la maison familiale. L’oncle Jules fut la clef de voûte de l’édifice qu’était en train d’ériger Marcel…

En effet, le fameux tonton était un personnage hors du commun. Celui-ci entra à 14 ans à l’usine de filature. Il se maria en 1905, alors âgé de vingt-cinq ans. Il fonda en association avec un ami un cinéma en 1920. Il rejoignit l’Harmonie Municipale de Lure comme baryton en 1921 où il fut nommé professeur de musique et, chef de musique en 1922. A la filature, il gravit rapidement les échelons grâce à ses capacités : contremaître, puis chef de production en 1934, et enfin Sous-directeur en 1937.

Comme on peut le concevoir, l’influence d’oncle Jules fut fondamentale chez Marcel… Le virus cinématographique venait de pénétrer l’enfant qui vivait dans cette famille de substitution. Tout petit, il jouait avec les morceaux de bandes d’amorces des films que son oncle projetait dans sa salle de cinéma « Le Familial ».

 

Le projectionniste

 

Son oncle Jules avait été atteint par cette passion cinématographique en 1920 où il s’était associé avec son ami Monsieur Piot pour créer sa première salle de cinéma. Son ami avait la salle adéquate et son oncle le matériel de projection. Ils avaient acheté un ancien wagon des Chemins de Fer Français qu’ils accolèrent à l’un des murs de la salle pour qu’il devienne la cabine de projection. Ce système astucieux permettait une grande sécurité à la salle contre l’incendie. Deux petits orifices fermés par des vitres épaisses et pouvant être obstrués par des volets dans le mur permettaient la projection du film et la vision de l’écran pour le projectionniste. Un projecteur Mazo de 35 mm fabriqué par Gaumont apportait la magie du cinématographe aux spectateurs admiratifs. Ce projecteur fonctionnait à l’aide d’une manivelle jusqu’en 1926 où apparut l’utilisation du moteur électrique. La projection était réalisée par une lampe à acétylène de grande puissance. La lanterne à arc apparut en 1927 pour la remplacer. Une table métallique permettait la fixation du projecteur qui présentait des carters protecteurs des bobines de films contre un éventuel incendie. A cette époque, les films étaient muets… En 1927, par une association judicieuse avec un phonographe de type « Biophone », la projection devenait sonore sur l’écran blanc de 22 m2 situé à vingt-cinq mètres. La salle pouvait accueillir cent quatre-vingt personnes assises sur des chaises en bois reliées entre-elles par des barres de la même essence. On trouvait aussi dans cette fameuse salle un piano et une estrade pour l’orchestre constitué par la famille de l’associé de l’oncle Jules. Ces musiciens avaient pour mission d’accompagner les images projetées au public.

Le phonographe « Biophone » de la cabine de projection servait aussi de témoin de cabine. Le son passait par un tuyau en cuivre de huit centimètres de section qui aboutissait à un immense pavillon de deux mètres de diamètre, muni de volets mobiles pour diriger au mieux le son. Cet objet était positionné derrière l’écran de projection pour le mieux-être du spectateur. Le projecteur entraînait le phonographe par un flexible pour obtenir la synchronisation de l’image et du son. Il faut savoir que les disques n’étaient pas utilisés pour tous les films, ils passaient qu’à des endroits bien précis d’où de grandes difficultés pour le synchronisme.

Les films en collodion (solution de nitrocellulose avec de l’alcool et de l’éther) étaient très inflammables, et la combustion dégageait des gaz extrêmement nocifs pouvant provoquer une explosion. En mai 1897 à Paris, au « Bazard de la charité » un incendie par ce phénomène causa la mort d’une centaine de personnes. C’était pour cette raison que l’oncle Jules avait si bien pensé la sécurité incendie de son cinéma. Il avait installé au dessus du projecteur une douche alimentée par une pompe manuelle, puis électrique, le tout actionnable de la cabine de projection, de la salle où de l’extérieur.

Le cinéma fut baptisé « CINEMA LE FAMILIAL » en 1925, pour souligner les mœurs de l’époque où l’une des rares distractions des familles était le cinématographe. On imagine facilement la devanture de la salle où une vitrine de chaque côté de la porte d’entrée portait aux regards des badauds les affiches et les photographies des films projetés. Les photos étaient jointes aux bobines de films, par contre le propriétaire de la salle devait faire imprimer les affiches à son compte chez l’imprimeur de la ville. Souvent le film était réceptionné seulement deux jours avant sa projection. Les copies n’étaient pas toujours en très bon état ; elles avaient été collées à plusieurs endroits et parfois il manquait des perforations. Pour que ces images puissent être projetées correctement l’opérateur devait doubler les parties défectueuses avec du film vierge qu’il collait, et cousait les bords à la machine à coudre.

Le cinéma était très fréquenté par la population parce qu’il n’y avait pas beaucoup de distractions à cette époque et que le cinématographe semblait magique. Les séances se déroulaient du mercredi au dimanche et il fermait ses portes du 16 juillet au 15 septembre.

Pour attirer la clientèle, oncle Jules colorisait certains petits films. Il fallait peindre à la main chaque image et selon la densité de peinture déposée le rouge vif passait au rose clair, le vert des pelouses ressemblait à des marines. Il avait colorisé un documentaire sur le jardin des plantes de Paris, ce petit film de sept minutes permettait d’inscrire en gros caractères sur les affiches du cinéma : « En complément du programme, en première partie, la direction vous offre pour le même prix, sept minutes dans le jardin des plantes à Paris, en couleurs, en exclusivité dans cette ville ». La salle était comble et l’oncle Jules devait projeter deux fois ce film, sous les applaudissements des spectateurs.

Marcel adorait être dans la cabine de projection avec son oncle et, ce fut très tôt qu’il débuta dans le métier. Il n’était âgé que de cinq ans, le mercredi 18 novembre 1925 où il donna son premier coup de manivelle au projecteur. Malgré la difficulté de ce mouvement qui demandait une certaine force physique pour un enfant de cet âge, Marcel était l’être le plus heureux du monde. De plus, il était indispensable d’avoir un mouvement régulier pour obtenir 16 images à la seconde pour ces films muets en noir et blanc. Un compteur de vitesse était installé sur le projecteur et l’opérateur devait s’y référer pour le déroulement harmonieux de la séance. La presse écrite locale avait publié un article pour souligner l’évènement. Le journal avait pour titre « Les petites affiches » et l’article du 20/11/1925 concernant Marcel disait : « Mercredi soir, la représentation de cinéma a été assurée par Marcel, le neveu de M. Queutey propriétaire du cinéma LE FAMILIAL. Il est à noter que son neveu n’est âgé que de cinq ans. La projection était sous la surveillance de son oncle où de son associé M. Piot. C’est en votre nom, spectateurs du cinéma, que le journal complimente M. Queutey d’avoir assuré la relève pour plus tard et nos compliments au jeune Marcel ».

Le cinéma d’oncle Jules ferma le dimanche 20 mai 1934 parce qu’il ne correspondait plus aux normes sécuritaires et qu’il ne trouvait plus de copies de films muets… C’était l’avènement du cinéma parlant !

Marcel fut employé en qualité d’aide opérateur dans le tout nouveau cinéma parlant de la ville de Lure, le « REX ». Il devait s’occuper de l’affichage, du chauffage l’hiver et, de la préparation des programmes dans la cabine de projection. Il assurait la mise en route des séances, du chargement des projecteurs et de la diffusion de la musique puisque l’opérateur à cause de son activité professionnelle dans l’électroménager et la réparation des radios ne pouvait pas assurer la préparation des films. La salle ouvrit le 13 juillet avec deux semaines de locations. Pendant un mois, il travailla tous les soirs tellement le public était demandeur de ce nouveau cinéma parlant. La salle était vraiment différente de celle du cinéma familial d’oncle Jules. Il y avait mille places confortables et fonctionnelles, un balcon agréable surplombait cet espace impressionnant. La cabine de projection annonçait la naissance d’une autre époque. Il y avait deux projecteurs 35 mm « Brockliss Simplex » sonore, deux amplificateurs, un tourne- disque, deux redresseurs pour les lanternes à arc de 80/100 Ampères qui fonctionnaient avec des charbons cuivrés. Une telle lanterne consommait 8000 watts/heure, mais il était rare qu’elle fonctionne correctement à cause de la qualité des charbons utilisés, de l’hygrométrie où des variations du courant.

Après le cinéma muet, le spectateur était habitué aux images animées des films, mais le mystère était entier par rapport à la production du son de ce fabuleux cinéma sonore. Certains croyaient qu’un disque sonorisait le film, d’autres qu’il y avait une piste sur le film où une aiguille lisait le son comme sur un disque. Ils avaient beaucoup de difficultés à comprendre que ce fameux son était photographié sur le film. En effet, après développement la piste son des films apparaît sous la forme de dentelures noires sur un fond transparent. Cette piste est appelée piste à élongation variable où à densité fixe. Le principe de reproduction de ce son consiste à faire défiler ce tracé derrière une fente de 1/10 de mm à une vitesse de 456 mm/s, soit de 24 images/seconde. Le faisceau lumineux que l’on projette dessus va provoquer des variations d’intensité de la lumière. De ce fait l’enregistrement sonore est traduit en variations lumineuses qui représentent avec exactitude les vibrations sonores. Celles-ci sont transformées dans un amplificateur qui alimente des haut-parleurs. La cellule photo-électrique incorporée dans le lecteur son du projecteur se charge de cette transformation. La fameuse cellule est enfermée dans un boîtier à l’abri de la lumière où seule une ouverture sur sa face avant laisse passer le faisceau lumineux qui permet l’élaboration de cette technique annonciatrice des temps modernes.

Que de changements depuis le « Cinéma Le Familial », Marcel se devait d’apprendre vite et bien son rôle d’aide opérateur pour assouvir sa passion cinématographique. L’aide opérateur tient une place prépondérante pour le bon fonctionnement de la séance de cinéma. Il doit vérifier l’état des copies des films, si les collages tiennent, si les perforations ne sont pas absentes, si les bobines sont dans le bon ordre de diffusion. Il doit aussi surveiller les lanternes. Et naturellement, si un film cassait où s’il y avait un décalage sur l’écran lors de la projection, les remontrances étaient pour lui !

Le chef opérateur avait de l’animosité vis-à-vis du jeune Marcel, pour une histoire de réparation d’un poste de radio dont son père avait trouvé le prix trop excessif. Si bien qu’il y avait de l’ambiance dans la cabine de projection. Heureusement, Marcel était soutenu par le propriétaire du cinéma qui était alsacien comme lui. Un jour d’avril 1935, un évènement important pour la carrière de Marcel allait survenir…

Ce samedi 14 avril de l’année 1935, Marcel était prêt pour la projection du film avec Tino Rossi en vedette. Il n’attendait plus que l’opérateur, M. Masson. Ce dernier, tardait à venir ! D’ordinaire, il arrivait juste à l’heure pour la projection… Il était déjà 21h10, et il brillait par son absence. Les patrons du cinéma vinrent à la rencontre de Marcel dans la cabine de projection… et l’air un peu affolé, la patronne lui demanda si c’était prêt pour la séance. Naturellement, comme tous les soirs Marcel avait fait son travail. Elle ne pouvait pas annoncer aux mille spectateurs l’annulation de la soirée, si bien, qu’en femme de tête elle prit la décision suivante : le patron resterait avec Marcel dans la cabine pour l’assister… et, Marcel fera la projection. Elle expliqua aux spectateurs la situation et demanda leur indulgence si la projection comportait certaines maladresses. C’était le grand jour pour Marcel, et il était dans ses petits souliers ! Le patron, derrière lui, qui n’arrêtait pas de lui dire « Sois calme, ça ira ! » n’arrangeait rien à l’affaire. L’histoire ne dit pas lequel était le plus angoissé des deux.  Marcel avait certaines raisons de l’être puisque l’opérateur ne l’avait jamais fait tourner, et l’observation ne valait pas une bonne pratique. Il y avait deux projecteurs dans la cabine qui fonctionnaient en alternance, et toute la difficulté se situait dans les enchaînements. Une bobine avait une longueur variant entre 270 et 330 mètres, ce qui correspondait à environ 10 à 12 minutes de projection. Lorsqu’une bobine était terminée sur un projecteur, on devait passer par un enchaînement sur l’autre appareil, sachant qu’un film demandait entre huit et quatorze bobines… On imagine facilement l’âpreté des manipulations. Et en plus, un programme comprenait plusieurs films puisqu’il y avait un documentaire ou un dessin animé, les actualités, et les films annonces en première partie. Chaque bobine commence et se termine par une bande amorce comportant un certain nombre d’indications. La bande amorce initiale du film mesure environ 1,80 m, on y trouve inscrit le nom de la maison de distribution, ainsi que celui du laboratoire de tirage. De plus de son côté informatif, elle a une vocation protectrice de la galette que forme le film ainsi embobiné. Puis, vient quelques images avec le titre du film et le numéro d’ordre de la bobine. Le tout est suivi d’une flèche mentionnant « Départ pour le son » qui aboutit à une image marquée « son ». A 452 mm, il y a une image où l’on peut lire le mot « image », celle-ci étant précédée d’un certain nombre d’images blanches numérotées de 11 à 3 et distantes entre elles de 30 cm. Une bande noire de 90 cm précédant le film lui-même achève cette amorce. A la fin de la bobine, on trouve les marques finales qui informent l’opérateur sur la projection en double poste. L’aide opérateur doit vérifier l’existence des marques sur la copie. Si elles n’existent pas, il réalise à l’aide d’un crayon gras les points absents à l’angle supérieur droit. Il y a quatre points de lancement inscrits à l’angle supérieur droit de l’image à environ 3,60 m. Dans le but de reconnaître les points de lancement, nous trouvons trois autres points inscrits à l’angle supérieur droit de l’image à 30 cm avant la dernière image, puis 90 cm de bande noire et des images indiquant « Fin de la xème partie ». L’amorce de début et les marques de fin de bobine permettent à l’opérateur de réaliser correctement les enchaîne-ments entre les deux projecteurs pour terminer une bobine et commencer la suivante. Lorsqu’une bobine approche de la fin, l’opérateur allume l’arc du second projecteur qui contient la bobine suivante, et il doit porter son attention sur l’écran pour apercevoir la première marque au coin supérieur droit. A ce moment précis, il met en route le second projecteur mais avec son volet de lanterne toujours clos. Six secondes après, la seconde marque apparaît sur l’écran, c’est le signal de passage… Alors, il ferme le volet de la lanterne du premier projecteur et, ouvre en simultané celui du second. Il doit aussi inverser le branchement des deux lecteurs de sons. Pour que la projection soit correcte, il faut que la première image du film se présente à l’ouverture du volet au moment de la fameuse manœuvre d’inversion, d’où l’utilité des chiffres de la bande d’amorce qui calibre la vitesse du projecteur. Toute cette manipulation était très rapide en réalité puisqu’elle s’achevait au bout de onze secondes environ. On comprend mieux maintenant l’appré-hension de Marcel ! Au premier changement de bobine, il fixait tellement l’écran par crainte de ne pas voir les fameuses marques qu’il arriva ce qu’il devait arriver… Il les manqua et prit les points d’inversion des lanternes pour les points de lancement du second projecteur. Si bien qu’un décalage s’ensuivit et les spectateurs virent les chiffres « 5-4-3 » et la bande noire avant la première image du film. Le son prit la même direction. Mais, le patron lui disait pour l’encourager : « Ce n’est rien, cela ira mieux pour les autres bobines ». Il avait raison, le reste de la projection se déroula le mieux du monde.

Le lendemain, Marcel fut convoqué au bureau des propriétaires du cinéma qui lui offrirent un livre pour passer son brevet de projectionniste. La patronne prit contact avec le « Centre National de la Cinématographie » pour obtenir une dérogation pour que Marcel puisse exercer avant d’avoir son brevet. Cela fut accordé sous condition qu’une personne compétente soit à ses côtés lors des projections… Ce fut avec joie et nostalgie que l’oncle Jules accepta le rôle.

Marcel passa son brevet de projectionniste à Paris, le 2 mai 1935 au cinéma « Paramount ». A l’occasion de l’épreuve, il devait entre autre vérifier une bobine de film, refaire des collages, charger un projecteur, régler la lanterne à arc, changer une excitatrice, trouver une panne sur un lecteur de sons. Il y avait aussi des questions sur la sécurité, l’électronique, le droit social et une dictée sur le fonctionnement d’un lecteur de sons, trois problèmes, et écrire une lettre à son directeur pour lui demander la réparation d’un appareil par un technicien. Le lendemain, il avait une épreuve pratique au cinéma « Rex » à Lure… Il devait assurer la projection d’un film, chose aisée après l’aventure qu’il avait vécue précédemment. Le résultat fut sans équivoque, Marcel avait obtenu son brevet de projectionniste haut la main avec une moyenne de 18/20. Une partie de son rêve venait de se réaliser, Marcel était opérateur ! Son prédécesseur ayant quitté sa place, suite à l’aventure relatée ci-dessus… Marcel était devenu le nouvel opérateur du cinéma « Rex », et il avait fait embaucher l’un de ses copains comme aide opérateur…

En plus du cinéma, Marcel avait entrepris un apprentissage de tourneur décolleteur et de fraiseur à l’usine où travaillait son père. Le métier lui plaisait, et il progressait rapidement… Mais, il ne se doutait pas encore que cela allait l’aider à se propulser dans l’univers du spectacle.

 

 

Chapitre 2

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Paris  1936

 



Introduction

 

Le Boulevard Raspail laissait apparaître l’odeur de l’argent, les immeubles bourgeois témoignaient de ce fait. L’oncle Henri demeurait en ce lieu très convoité par les parisiens d’un certain acabit. Il était inspecteur principal de la police judiciaire ! Il logeait au premier étage de l’un de ces fameux bâtiments, juste au dessus d’une petite librairie. Il vivait là avec son épouse, un peu bougonne et très moraliste. Le couple n’avait pas d’enfants et accueillirent avec enthousiasme l’arrivée de Marcel, leur neveu. L’oncle Henri avait beaucoup de relations de part son emploie à la préfecture de police. Il aidera énormément Marcel dans la réalisation de ses rêves d’enfants…

 

Les premiers pas de Micheton

 

L’apprentissage de tourneur décolleteur de Marcel à Lure allait devenir un apport considérable pour acquérir un emploi aux établissements Debrie. Il est vrai que oncle Henri se servit de ses relations pour le faire entrer dans cette grande fabrique de matériel cinématographique. On y fabriquait des projecteurs 16 mm, les réputées caméras de studios Pavos, les machines pour émulsionner les supports de films, les développeuses de films, et autres appareils indispensables au cinéma. Ainsi, Marcel fut affecté au service de réparation et d’entretien des projecteurs, et des caméras. En tant qu’apprenti, il avait les cours théoriques le matin, et la pratique l’après-midi.

Pour se faire un peu d’argent de poche, n’oublions pas que Marcel avait obtenu brillamment son diplôme de projectionniste à Lure, il avait trouvé des remplacements le soir dans les cinémas parisiens… Toujours avec l’aide de tonton ! Chaque soir, il apportait du plaisir aux spectateurs assis devant cet écran. Deux jours au REX, un chez PATHE, un autre au CINEAC, ou au PARA-MOUNT et, autre GAUMONT… les soirées étaient bien employées !

Il restait encore un peu d’énergie à Marcel pour fréquenter les boîtes de nuit où oncle Henri avait obtenu des entrées gratuites. Les copains étaient fiers d’avoir un tel ami, avec tant de prestige auprès de ces lieus réservés aux noctambules. Que de changements depuis Lure, où le jeune homme sérieux se mettait à découvrir les joies de la vie nocturne.

Un soir, où Marcel remplaçait un opérateur malade au cinéma Paramount, pour une soirée de gala à l’occasion de la parution d’un nouveau film. Le Président de la République, Albert Lebrun, était présent. Il devait saluer les acteurs à l’entracte. Le projectionniste n’était pas à la fête, il devait être parfait… surtout pas une erreur ! La représentation commençait par la projection de vues fixes avec un « BLENIROGRAPHE ». Cet appareil était muni de six objectifs ce qui autorisait des effets à l’écran tels des fondus enchaînés. L’entracte arriva, les vedettes furent présentées au Président… Tout se déroula admirablement, la satisfaction se lisait sur tous les visages. Le film passe jusqu’à la fin du générique… et, là… un éclair surgit privant la salle d’électricité. Affolement général, on imaginait le pire ! Le directeur prit l’initiative de joindre l’électricité de France, et au bout d’une demi-heure la fée électricité réapparaissait… Mais, il n’y avait plus rien aux amplificateurs de sons ! Le chef de cabine téléphone au service d’intervention de RCA Westrex, impos-sible de trouver un technicien de libre. Marcel, en bon apprenti de chez Debrie, avait commençait, de son propre chef, à ouvrir une armoire et à entreprendre la réparation de l’ampli. Le directeur le surprit et en profita pour le sermonner parce que seul les réparateurs agréés avaient l’autorisation d’ouvrir cette armoire. Après discussion, il comprit rapide-ment que Marcel était capable de réparer la chose et ainsi d’éviter la catastrophe. Un quart d’heure après, le tout fonctionne correctement et la séance peut se poursuivre, sans incident cette fois. Après la représentation, le directeur le convoqua à son bureau, s’excusa de s’être emporté de la sorte, et lui proposa une place de chef de cabine pour sa deuxième équipe. Marcel refusa car il avait en tête d’autres projets, mais par contre, il accepta fort volontiers la prime proposée pour son intervention.

Le lendemain, il eut les félicitations de M. Debrie qui en profita pour l’envoyer en stage chez RCA Westrex pour qu’il puisse parfaire ses connaissances dans ce domaine.

Sa renommée fut faite dans le milieu des salles obscures, si bien qu’il n’avait plus à chercher des remplacements de projectionniste, mais c’était les directeurs des cinémas qui le contactaient directement, reconnaissant ainsi ses compétences. L’argent de poche n’était plus un souci !

 

Le Moulin Rouge

 

En feuilletant une revue, spécialisée dans le spectacle, Marcel eut le regard attiré par une petite annonce émise par le célèbre cabaret « Le Moulin Rouge ». Il recherchait un aide à temps partiel pour réaliser les éclairages scéniques. Le spectacle, avec tous ses strass, happait l’esprit du jeune homme de seize ans… Mais, il y avait un problème, malgré les compétences reconnues, de celui-ci, par les différents certificats que lui avait fourni Debrie, Paramount, RCA, et autres maisons réputées de ce milieu : Marcel était mineur ! Rappelons que la majorité était fixée à vingt-et-un ans à cette époque. Il désirait tellement pénétrer ce milieu qu’il décida de se présenter devant le responsable de l’embauche en précisant que son oncle était inspecteur à la police judiciaire, et qu’il était très favorable à l’idée que son neveu puisse travailler dans cet établissement de réputation incontestable. Le chef du personnel ne voulait rien entendre, il lui fallait un document écrit de l’oncle Henri confirmant ses dires.

On pouvait lire la déception sur le visage frêle de l’adolescent qui en informa aussitôt son oncle. Ce dernier entra dans une colère indescrip-tible parce qu’on avait osé considérer son neveu comme un vulgaire menteur. Il agit sur le champ, identique au soldat chargeant l’ennemi dans un ultime assaut, il se fit accompagner d’un collègue… Et, partirent tous les trois à la rencontre du directeur du cabaret. La surprise fut grande pour le chef du personnel, de revoir ce jeune postulant en tel compagnie. C’était avec le verbe haut que le tonton fit l’entrée en matière, précisant qu’il n’acceptait pas qu’on traite de menteur son neveu, et qu’il pourrait ouvrir une petite enquête sur les activités du « Moulin Rouge »… Il risquerait même d’y avoir des surprises ! Le directeur, un peu confus, rétorqua qu’il n’avait jamais dit que son neveu était un menteur, mais que la loi exigeait une autorisation manuscrite du représentant légal du mineur pour qu’il puisse être embauché. Si Monsieur l’inspecteur approuvait cela, il serait enchanté de compter parmi ses employés son neveu. La soirée s’acheva par un agréable repas qu’offrit généreusement le dirigeant du cabaret… Et, Marcel était arrivé à ses fins, il se trouvait entre le public et les artistes.

Un peu d’histoire permettra de mieux comprendre l’aura qu’avait « Le Moulin Rouge » auprès de Marcel. Prenons le sentier du passé pour nous arrêter, le dimanche 6 octobre 1889, où il ouvrit ses portes à Montmartre. Joseph Oller et Charles Zidler furent les astucieux hommes d’affaires qui le conçurent. L’emplacement avait été choisi avec soin, dans ce quartier très à la mode où les parisiens aimaient se rendre pour déguster un verre au « Moulin de la Galette » fréquenté par les Apaches, ces mauvais garçons des bas fonds, et les filles des rues, offrant pour un quignon de pain leurs charmes. Les miséreux côtoyaient les gens « biens » en toute simplicité. Le public aisé, en quête de frissons et de plaisir, devait obligatoirement passer devant « Le Moulin Rouge ». Le succès fut immédiat : les artistes (peintres et écrivains), la haute société viennent admirer le quadrille naturaliste devenu un peu plus tard le French Cancan. Sa réputation était faite, l’argent était au rendez-vous !

L’endroit laissait apparaître un moulin de grande taille peint en rouge, avec des ailes mobiles. On pouvait apercevoir une meunière regardant par une fenêtre son soupirant… Lorsque les ailes tournent, un jeu de lumière laisse apparaître les deux amoureux s’adressant des gestes affectueux. L’établissement fut construit sur l’emplacement du célèbre cabaret « La Reine Blanche », et son nom était celui de l’ancien bal restaurant de l’avenue d’Antin. Le peintre Willette en conçut la maquette. En pénétrant ce lieu, on se retrouve dans une salle de bal immense où une minuscule scène apparaît tout au fond. Un décor de drapeaux et d’oriflammes donne une atmosphère festive au lieu. La traversé d’un jardin, à la démesure assurée, permet d’accéder à la scène qui laisse apparaître à sa droite un gigantesque éléphant en stuc, rescapé de l’Exposition universelle de 1889, qui accueille un spectacle de danse orientale. Le « Moulin Rouge » offrait ainsi, pour l’époque, une décoration révolutionnaire. On pouvait allègrement passer de la Place des Taureaux de Grenade, à une chaumière normande, ou à un moulin hollandais tel était le résultat de l’esprit créatif de M. Willette. Le public, présents tous les soirs, arrivait en deux vagues corrélées à la condition sociale. A vingt heures, on voyait le petit public, composé d’employés, de commis, de résidents de la Place Blanche. C’était aux environs de vingt-et-une heures trente qu’arri-vaient les bourgeois, les hommes d’affaires, les étudiants, les élégantes, les nobles, les politiques et autres personnages très en vogue pour l’époque. Souvent, les représentations se prolongeaient au-delà des horaires prévus, et… les danseuses étaient autorisées à s’amuser après le spectacle ! Les poètes chansonniers se rencontraient le samedi soir, pour déclamer leurs œuvres. Chose surprenante, pour un tel lieu, entre 1895 et 1902, il existait les soirées enfantines à l’occasion du lundi gras et de la Mi-carême, où les bals parés et masqués étaient réservés aux enfants de moins de dix ans. Une distribution de jouets, diverses attractions, guignols et des farandoles composaient ce fameux spectacle.

La première revue date du 19 avril 1890 où il y avait un spectacle de danses, des chants, des pantomimes nommées « Circassiens et Circassien-nes ». Surprenant, il y eut le 3 janvier 1900, une exhibition de lutte avec le célèbre lutteur turc Norlah. Jusqu’à la première guerre mondiale, le cabaret est le temple de l’opérette, genre musical très à la mode. Les musiques d’Offenbach inspirent tous ces spectacles, et le spectateur vient pour s’amuser, rêver et s’émeut en assistant aux revues tels « La feuille de vigne », « Le rêve d’Egypte », etc. On y célèbre l’automobile le sept décembre 1904, avec l’intention d’attirer les visiteurs aisés du Salon de l’Automobile.

L’année 1907, vit débuter Mistinguett dans le spectacle intitulé « La Revue de la Femme ». Après la guerre de 1914/1918, Francis Salabert devient le responsable du cabaret. Cet homme d’affaire a pour rêve de réaliser une revue où les danseuses seraient américaines. Il réussit à convaincre la directrice du « ballet Hoffmann », Gertrude Hoffmann, de créer « New York – Montmartre ». Ainsi, le style de Broadway apparaît sur les scènes parisiennes, et Mistinguett s’aperçoit de l’importance de ce genre musical, si bien qu’au sommet de sa gloire, elle s’adaptera à cette nouveauté en travaillant avec Jacques Charles. Cette inspiration donnera naissance à « La Revue Mistinguett » en 1925, et « Ca, c’est Paris » en 1926… La Miss et ses Girls triomphent devant le tout Paris ! En 1929, un jeune homme, répondant au nom de Jean Gabin, joue le mauvais garçon dans « Paris qui tourne », la nouvelle revue du « Moulin Rouge ».

Marcel arriva dans ce temple des strass et des paillettes en 1936, éblouit par ce milieu où son imaginaire vagabondait en admirant des artistes tels Mistinguett, Joséphine Baker, Fréhel, Ouvrard, Jean Lumière, Alibert et Ray Ventura. La vue des femmes dénudées, dans les coulisses, pour cet adolescent aurait pu lui faire chavirer la tête, l’enivrer de plaisirs… mais le chef de plateau n’était pas du genre comique, et la discipline était de rigueur dans cet havre de bonheur. Comme aimait le souligner Marcel, cette vie agitée le satisfaisait énormément. Il était heureux de raconter aux copains ses fabuleuses soirées au « Moulin Rouge », et de leur faire découvrir les vedettes qu’il côtoyait.

 

Mistinguett

La jeune Jeanne Bourgeois, née en 1875 à Enghien-les-Bains, est devenue la chanteuse fran-çaise qui incarnait la môme parisienne, avec son franc parler, son sens de la répartie et son accent de titi. Elle fit plusieurs essais avant de trouver son nom de scène : Miss Helyett, Miss Tinguette… et enfin, Mistinguett. En 1909, dans la revue du « Moulin Rouge », elle obtient un grand succès avec « La valse chaloupée » qu’elle danse allègrement avec Max Dearly. Elle confirme cette brillante prestation en 1912, aux « Folies Bergères », où son partenaire est Maurice Chevalier qui danse la « Valse renversante ». Le couple devient très rapidement mythique pour tous les admirateurs. Dans les années vingt, Mistinguett joue de nombreuses opérettes au succès incontesté : « Paris qui danse », « Paris qui jazz », « En douce », « Ca, c’est Paris ». Sa gloire est telle, que les Etats-Unis la réclame pour l’entendre chanter « Mon homme ». Elle est devenue le pendant féminin de Maurice Chevalier, et aux yeux des étrangers, ils incarnaient à eux deux le music-hall à la française.

Elle fit une incursion, pas très grandiose, au cinématographe avant 1914, où on la vit dans une dizaine de films de seconde zone. Elle tenta à nouveau sa chance, en 1936, avec « Rigolboche » de Christian-Jacque… Elle y frôla le ridicule, en jouant le rôle d’une jeune mère à plus de soixante ans.

Sa filmographie fut la suivante :

L’Empreinte [A. Calmette – 1908]

Le Jupon de la voisine [1909]

Fleur de Pavé [1909]

Une Gentille Femme [1910]

La Valse Renversante [1911]

La Folie Pen’March [1911]

Les Misérables [A. Capellani – 1912]

La Glu [1913]

La Moche [1913]

Mistinguett Détective (1) et (2) [A. Hugon, L. Paglieri – 1917]

Rigolboche [Christian-Jacque – 1936]

Elle décède en 1956.

Voici la chanson qui dévoila probablement la vraie personnalité de l’artiste.

C’EST VRAI

Création.............................Mistinguett (1933)

Paroles et Musique..........Oberfeld, Willemetz

Oui c'est moi me voila je m'ramène
J'ai vu London j'ai vu Turin
L'Autriche-Hongrie
Mais de Vienne il fallait que j'revienne
Car je n'peux pas moi je vous l'dis
M'passer de Paris
Ce Paris qui pourtant vous chine tant et tant

On dit que j'aime les aigrettes
Les plumes et les toilettes
C'est vrai
On dit que j'ai la voix qui traîne
En chantant mes rengaines
C'est vrai
Lorsque ça monte trop haut moi je m'arrête
Et d'ailleurs on n'est pas ici à l'Opéra
On dit que j'ai l'nez en trompette
Mais j'serais pas Mistinguett
Si j'étais pas comme ça

Que c'est bon quand on vient d'Amsterdam
Et qu'on a vu pendant des mois des tas d'pays
De retrouver le macadam de Paname
Ses autobus et son métro et ses taxis
Paris et ses boulevards avec tous ses bobards
On dit que j'ai de grandes quenottes
Que je n'ai que trois notes
C'est vrai
On dit que j'aime jouer les arpètes
Les marchandes de violettes
C'est vrai
Mais ne voulant pas chiper aux grandes coquettes
Leur dame aux camélias moi j'vends mes bégonias
On dit que j'ai de belles gambettes
Mais j'serais pas Mistinguett
Si j'étais pas comme ça

On dit quand je fais mes emplettes
Que j'paye pas c'que j'achète
C'est vrai
On dit partout et l'on répète
Que j'lâche pas mes pépettes
C'est vrai
Mais si elle faisait comme moi pour sa galette
Marianne n'aurait pas un budget aussi bas
Et si l'on mettait à la tête des finances Mistinguett
On en serait pas là !

 

Joséphine Baker

Cette américaine naquit en 1906, dans un quartier défavorisé de Saint-Louis, côtoyant le Mississipi, qui n’était pas pour elle un long fleuve tranquille, mais symbolisait le tumulte de sa jeune existence. Très vite abandonnée par son père, et pas très appréciée par sa mère, cette fille d’artistes non reconnus fut attirée par la danse. Elle gagna son premier concours de danse à l’âge de dix ans, en 1916.  Son adolescence fut très courte puisqu’elle épousa à treize ans, un homme bagarreur qui la quitta rapidement. A quinze ans, elle devint Madame Baker suite à son second mariage.

Elle commença sa carrière artistique en suivant l’évolution d’une troupe de musiciens, les « Jones Family Bound » qui évoluent au théâtre « Washington » de Saint-Louis. Elle le fit en alter-nance avec des emplois de serveuse, et de chanteuse de ragtime. Elle trouva son style en jouant du trombone, et en exécutant des pas de danse rapides, le tout servi avec ses célèbres roulements d’yeux. Ses pitreries associées à son érotisme enthousiasmè-rent le public, elle venait de créer son style ! A dix-huit ans, elle part à la conquête de New York où elle participe aux « Folies Bergères » et à la « Revue Nègre ».

En 1925, elle découvre Paris qui s’enflamme pour le jazz, et qui fait un triomphe à la « Revue Nègre ». Elle sera la première star à se montrer pratiquement dénudée sur scène, elle avait unique-ment quelques bananes en guise de pagne. Le succès aidant, elle réalise une tournée européenne en 1930, et en profite pour tourner dans deux films :

« Zouzou » et « Princesse Tamtam ». Elle espère, en 1935, trouver le même succès aux Etats-Unis, mais ce pays au combien ségrégationniste à l’époque, n’est pas prêt à glorifier cette artiste noire de peau. Elle deviendra française en épousant un français en 1937. Elle eut une vie sentimentale très fructueuse où le tout Paris des arts, des lettres et de la finance réclamait ses faveurs. Elle posa pour des peintres comme Van Dongen, Foujita et le grand Pablo Picasso. La petite fille démunie du Mississipi était devenue une célébrité ! Elle laissa en héritage à la chanson française deux énormes succès : « La Tonkinoise » et « J’ai deux amours »

Outre ses performances artistiques, elle fut une grande patriote pendant la seconde guerre mondiale. Elle s’engagea dans la Résistance très rapidement. Femme de cœur, elle le prouva en épousant la cause des défenseurs des droits civils. Elle adopte des enfants orphelins, tel était devenu son combat contre les inégalités humaines.  Elle épouse le chef d’orchestre Jo Bouillon, et quitte petit à petit la scène. Elle épouse en 1973 l’artiste américain Robert Brady.

Elle quitte ce monde en 1975.

J'AI DEUX AMOURS

Création...........................  Joséphine Baker (1930)
Paroles.............................   Géo  Koger, style=''> H. Varna
Musique....................  Vincent Scotto

REFRAIN :
J'ai deux amours
Mon pays et Paris
Par eux toujours
Mon coeur est ravi
Ma savane est belle,
Mais à quoi bon le nier
Ce qui m'ensorcelle
C'est Paris tout entier
Le voir un jour
C'est mon rêve joli
J'ai deux amours
Mon pays et Paris

On dit qu'au-delà des mers
Là-bas, sous le ciel clair
Il existe une cité
Au séjour enchanté.
Et sous les grands arbres noirs,

Chaque soir
Vers elle s'en va tout mon espoir.

REFRAIN

Quand sur la rive parfois
Au loin j'aperçois
Un paquebot qui s'en va
Vers lui je tends les bras
Et le coeur battant d'émoi
À mi-voix
Doucement je dis : «Emporte-moi»!

 

Fréhel

Marguerite Boul’ch, d’origine bretonne, naquit à Paris le 14 juillet 1891. Ses parents étaient concierges. A l’âge de cinq ans, elle guide un aveugle en chantant dans les rues de la capitale. A quinze ans, elle rencontre la belle Otéro dans un théâtre, celle-ci est subjuguée par la voix et le physique de la jeune fille, si bien qu’elle la fait débuter dans le monde du spectacle à « L’Univers » sous le nom de Pervenche. Elle connaît de ce fait, un beau succès entre 1908 et 1910. Elle rencontre son premier mari, Robert Hollard, jeune bourgeois amateur de music-hall. C’est à ce moment qu’elle devient Fréhel, ce nom de scène fut choisi en honneur du cap Fréhel, magnifique lieu d’Armorique. Elle devient une étoile qui s’éloigne de plus en plus de son époux… et s’approche de Maurice Chevalier, la grande vedette de l’époque. Mais ce dernier lui préféra Mistinguett, qu’il trouvait plus intéressant pour la promotion de sa carrière. Fréhel ne surmonta jamais cet amour brisé, elle quitte la France pour Saint-Pétersbourg, Bucarest et Constantinople où la drogue s’empare d’elle. Elle sera même rapatriée d’urgence, en 1922, sous l’emprise de la cocaïne. Elle reprend le chemin du succès avec la chanson « Du gris » qu’elle chante sur la scène de l’Olympia en 1925, mais son physique se dégrade, elle prend de l’embonpoint. Une lutte acharnée contre elle-même, lui permet de revenir au summum de son art. Sa voix bouleverse l’auditoire, elle vient du plus profond de son être. Le cinéma s’empare d’elle…

La grande interprète de la chanson française quelle fut décède le 3 février 1951, à Paris, dans un vétuste hôtel de passe de la rue Pigalle. Elle était restée seule et misérable… Mais, le peuple fut présent à son enterrement, pour lui rendre un ultime hommage, et montrer son repentir de l’avoir laissée ainsi, elle qui fut si adulée !

Son authenticité lui permet de tourner dans les films suivants :

Cœur de lilas (1933)

La rue sans nom (1933)

Amok (1934)

Le roman d’un tricheur (1936)

Pépé le Moko (1936)

Gigolette (1936)

Le puritain (1937)

L’innocent (1937)

L’entraîneuse (1938)

La maison du Maltais (1938)

La rue sans joie (1938)

Une java (1938)

L’enfer des anges (1939)

Berlingot et Cie (1939)

L’homme traqué (1946)

Maya (1949)

Un homme marche dans la ville (1949)

Cette chanson lui permit de retrouver sa place au firmament des étoiles du music-hall.

        DU GRIS

Création...........................  Fréhel (1925)

Paroles.............................   E. Dumont

Musique...........................   F. L. Benech

Eh Monsieur, une cigarette
Une cibiche, ça n'engage à rien
Si je te plais on fera la causette
T'es gentil, t'as l'air d'un bon chien
Tu serais moche, ce serait la même chose
Je te dirais quand même que t'es beau
Pour avoir, tu en devines bien la cause
Ce que je te demande : une pipe, un mégot
Non pas d'Anglaises, ni de Gouttes Dorées
Ce tabac-là, c'est du chiqué

Du gris que l'on prend dans ses doigts
Et qu'on roule
C'est fort, c'est âcre comme du bois
Ça vous saoule
C'est bon et ça vous laisse un goût
Presque louche
De sang, d'amour et de dégoût
Dans la bouche


Monsieur le Docteur, c'est grave ma blessure?
Oui je comprends, il n'y a plus d'espoir
Le coupable, je n'en sais rien, je vous le jure
C'est le métier, la rue, le trottoir
Le coupable, ah je peux bien vous le dire
C'est les hommes avec leur amour
C'est le cœur qui se laisse séduire
La misère qui dure nuit et jour
Et puis je m'en fous, tenez, donnez-moi
Avant de mourir une dernière fois

Du gris, que dans mes pauvres doigts
Je le roule
C'est bon, c'est fort, ça monte en moi
Ça me saoule
Je sens que mon âme s'en ira
Moins farouche
Dans la fumée qui sortira
De ma bouche

 

Gaston Ouvrard

Il vit le jour à Bergerac, en 1890. Il fut employé de banque, et quitta sa famille à l’âge de dix-huit ans pour devenir artiste chanteur comme son père. Il fait ses débuts au « Concert des Galeries » en 1909, où il devient Ouvrard fils avec « L’Amant de la cantinière », une chanson emprun-tée au répertoire de son père. Après 1918, il porte l’uniforme bleu horizon sur scène pour relancer le style du comique troupier qui avait énormément souffert des horreurs de la première guerre mondiale. N’étant plus apprécié par le public, il quitte le monde du spectacle pour devenir paysan dans le sud-ouest de la France. En 1928, l’appel du spectacle est plus fort, si bien qu’il est de retour sur scène, mais dans un style complètement différent. Il en est fini du comique troupier, il est vêtu d’un smoking gris. En 1933, il crée « Je n’suis pas bien portant » qui fut son plus grand succès.

Il a chanté jusqu’à quatre-vingts ans… Il meurt en 1981 à Caussade

 

JE N’SUIS PAS BIEN PORTANT

Création...........................  Gaston Ouvrard   (1932)

Paroles.............................   Géo Koger

Musique...........................   Vincent Scotto

Depuis que je suis sur la terre [militaire],
C'n'est pas rigolo. Entre nous,
Je suis d'une santé précaire,
Et je m'fais un mauvais sang fou,
J'ai beau vouloir me remonter
Je souffre de tous les côtés.

J'ai la rate
Qui s'dilate
J'ai le foie
Qu'est pas droit
J'ai le ventre
Qui se rentre
J'ai l'pylore
Qui s'colore
J'ai l'gésier [gosier]
Anémié
L'estomac
Bien trop bas
Et les côtes
Bien trop hautes
J'ai les hanches
Qui s'démanchent
L'épigastre
Qui s'encastre
L'abdomen
Qui s'démène
J'ai l'thorax
Qui s'désaxe
La poitrine
Qui s'débine
Les épaules
Qui se frôlent
J'ai les reins
Bien trop fins
Les boyaux
Bien trop gros
J'ai l'sternum
Qui s'dégomme t l'sacrum
C'est tout comme
J'ai l'nombril
Tout en vrille
Et l'coccyx
Qui s'dévisse

 

Jean Lumière

Jean Anezin naquit à Marseille en 1905. Il prit comme nom d’artiste celui de Jean Lumière, peut-être en hommage aux frères Lumière, précurseurs du cinématographe. Il fut un acteur-chanteur, et d’ailleurs son dernier film avait pour titre : « Le chanteur inconnu ». Après la seconde guerre mondiale, il fut accusé d’avoir collaboré avec l’ennemi de par son attitude. Sa carrière fut ainsi interrompue. L’hebdomadaire « ICI PARIS » tenta, quelques années plus tard de relancer sa carrière, en sollicitant ses lecteurs à envoyer des courriers de soutien à l’artiste… Mais l’entreprise échoua !

 

Ses chansons les plus célèbres furent :

 

Derrière les volets

Faisons notre bonheur nous-même

Femmes que vous êtes jolies

La petite église

Le temps des cerises

Sérénade

Sérénade sans espoir

Il décède à Paris, en 1979, dans l’anonymat.